Publié le 19 janvier 2023
Après de nombreuses années de silence et de mensonges sur l’influence des énergies fossiles dans le réchauffement climatique, les géants pétroliers tentent dorénavant de se mettre au vert, sans pour autant changer la recette.
Depuis une dizaine d’années, de nombreux livres, documentaires, articles journalistiques et scientifiques sont publiés dans le but de vérifier, dénoncer et contredire les discours des grands industriels. Avec l’aggravation de la crise climatique, les géants pétroliers et gaziers sont aujourd’hui vivement critiqués pour leur inaction, voire pire, pour avoir consciemment caché les conséquences de leurs activités sur le réchauffement climatique. Un « grand mensonge » que le secrétaire général des Nations unies a condamné lors de son discours à la tribune du forum de Davos le 18 février 2023, quelques jours après la publication d’une étude sur l’entreprise pétrolière américaine ExxonMobil. La firme savait dès 1970 que les énergies fossiles participaient fortement au réchauffement climatique.
Des décennies plus tard, la vérité éclate enfin sur les stratégies d’influence utilisées par ces entreprises pétrolières. Des malversations qui ne se cantonnent pas seulement aux énergies fossiles, mais aussi au tabac, aux produits chimiques, aux pesticides, à l’alcool, la construction… La communication de ces grands industriels s’est longtemps appuyée sur une stratégie finement construite d’opacité et de mensonges afin de détourner les débats des effets indésirables de leurs activités sur l’environnement, la biodiversité et la santé. Mais avec la prise de conscience généralisée de ces formes de manipulation, la pilule est aujourd’hui nettement plus dure à avaler.
Marchands de doute ou Gardiens de la raison ?
L’histoire de l’amiante est assez symptomatique de cette relation entre recherche de profits, mensonges, et bien-être général. Les propriétés ignifuges, la flexibilité, la résistance et le prix de ce minéral fibreux ont fait de l’amiante l’une des célébrités du siècle dernier. Colle, peinture, isolation, plaque chauffante… l’amiante était partout. Encore aujourd’hui, « l’asbeste » de son ancien nom est trouvable en France dans la grande majorité des bâtiments construits avant 1997. Et pourtant, dès 1906, un inspecteur du travail français, Denis Auribault, souligne dans un rapport la dangerosité de l’amiante. Il constate que les ouvriers en contact avec le matériau développent des problèmes pulmonaires importants qui entraînent la mort dans de nombreux cas.
Il faudra attendre 1945 pour que l’asbestose, liaison du tissu pulmonaire dû à l’inhalation des poussières d’amiante, soit prise en charge comme maladie professionnelle, et 1997 pour que l’utilisation de l’amiante soit tout simplement interdite. Dans les faits, c’est en partie grâce à un lanceur d’alerte, l’ancien directeur de recherche au CNRS, Henri Pézerat, qui aura permis l’interdiction totale de l’amiante grâce à son militantisme.
Tabac, pesticides, pollutions, produits chimiques, les exemples de lanceurs d’alerte ne s’arrêtent pas à l’amiante. Qu’ils soient journalistes, chercheurs ou simples citoyens, ils sont nombreux à avoir dénoncé les abus et l’omerta politico-industrielle sur les conséquences des activités industrielles sur l’environnement et la santé. De cette tendance à l’opacité et au mensonge dans les grandes firmes mondiales, les historiens des sciences Erik M. Conway et Naomi Oreskes appelleront ces entreprises dans leur livre Les Marchands de doute (2020), tandis que les journalistes du Monde Stéphane Foucart et Stéphane Horel, ainsi que le sociologue Sylvain Laurens les décriront comme Les Gardiens de la raison (2020).
Les géants pétroliers, entre silence et communication trompeuse
Les compagnies pétrolières cristallisent aujourd’hui les luttes contre ces marchands de doute. Les luttes se mélangent, s’assemblent, fusionnent combattant à la fois les destructions environnementales, les répercussions climatiques, l’expropriation de populations autochtones, les superprofits… La critique des activités pétrolières et gazières fait progressivement légion, même dans les populations les moins concernées.
Le temps fait finalement bien les choses, même s’il le fait souvent trop tard. Les langues se délient et des documents se révèlent au grand jour. Très récemment, deux études, très médiatisées, ont révélé grâce aux archives des géants pétroliers que ces derniers étaient conscients des répercussions de leurs activités sur le réchauffement climatique. La plus récente, sortie cette année dans la revue Science, dévoile la qualité du modèle climatique prédictif de la compagnie américaine ExxonMobil, en activité dès la fin des années 1970. Les auteurs de l’étude estiment qu’entre 63 et 83% des projections climatiques de l’entreprise se sont révélées exactes.
En 2021, c’était une équipe de chercheurs français qui s’est plongée dans les archives de l’entreprise dorénavant renommée TotalEnergies. Depuis au moins les années 1970, la firme pétrolière a été alertée des conséquences des émissions de gaz à effet de serre (GES), et à partir des années 1980, elle était totalement lucide sur le futur climatique de la planète.
Alors que le silence était de mise jusqu’à la fin de la décennie, la prise de conscience générale du problème climatique pousse les entreprises pétrolières à s’organiser. Un mouvement international se met en place afin de retarder le déploiement de futures politiques environnementales, nuisibles pour les affaires des pétroliers. Think thank, scientifiques et communicants sont recrutés afin de produire des rapports, des études, et visiter les médias en vue de contredire les études scientifiques attestant du réchauffement climatique. La mayonnaise prendra jusque dans les années charnières pour l’environnement de la conférence de Kyoto en 1997 avant que les compagnies délaissent progressivement cette stratégiedu déni pour celle de la reconnaissance du problème climatique.
La connaissance scientifique s’affine en effet, et la société est de moins en moins dupe face à ces discours. Les études scientifiques et les rapports, notamment ceux du Giec, dont le premier est sorti en 1990, se sont multipliés dans le monde afin de documenter les conséquences des GES sur l’environnement. Cela a eu pour conséquence de neutraliser progressivement le discours des climatosceptiques les plus influents, à l’image en France de l’ancien ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie sous Lionel Jospin, Claude Allègre, climatosceptique notoire du début de la décennie dont le journal Le Monde dresse le portrait. Aujourd’hui, peu de personnes, du moins dans le monde scientifique, osent contester la réalité du réchauffement climatique.
La fabrique de l’ignorance de Franck Cuveillier et Pascal Vasselin, disponible sur France TV.
Nouvelle peinture verte
Ce consensus a poussé les géants pétroliers à engager une nouvelle transition plus verte, tout en continuant le financement de nouveaux projets fossiles. Depuis 2021, le français Total est devenu TotalEnergies. Nouveau nom, nouvelle identité visuelle et nouvelle stratégie afin de montrer un nouvel engagement pour les énergies plus vertes, plus écologiques. TotalEnergies vise désormais la neutralité carbone en 2050 (pour les 3 scopes). Stratégie qu’ont décidé de suivre également les autres grands pétroliers ExxonMobil, Eni, BP…
En dépit de ces annonces, les craintes persistent du côté des politiciens et militants écologistes qui peinent à croire la sincérité des entreprises dans la lutte contre le réchauffement climatique et la destruction de la biodiversité. Au total, ce sont des dizaines de plaintes qui ont été déposées dans le monde par des villes, des gouvernements et des associations contre les géants pétroliers. D’abord pour avoir ignoré et caché les effets de leurs activités sur le réchauffement climatique. Ensuite, car malgré la destruction avérée de l’environnement, les entreprises de l’énergie continuent de financer des projets polluants. Tout récemment, c’est le projet d’oléoduc de TotalEnergies EACOP (East African Crude Oil Pipeline) en Ouganda et en Tanzanie qui est au centre des débats. Cette « bombe climatique » de plus de 400 puits répartis sur 1443 km de long est déjà en construction dans ces pays de l’Est Africain, détruisant au passage de nombreuses zones naturelles. D’après les prévisions, il émettra 34 millions de tonnes de CO2 chaque année, soit presque autant que les émissions nationales de l’Ouganda et de la Tanzanie.
Même si la responsabilité incombe principalement aux entreprises à l’origine des projets polluants, le reste du monde est en partie responsable également. Le dernier rapport en date (2023) de l’AIE rappelle que les sociétés sont encore bien trop dépendantes des énergies fossiles malgré le rapide déploiement des énergies renouvelables. Le pétrole reste encore à ce jour l’énergie primaire la plus utilisée, représentant 29% de la consommation mondiale en 2021, juste devant le charbon (26%) et le gaz naturel (23%).
Amiante. Historique de la problématique « amiante »—Risques—INRS.
Bonneuil, C., Choquet, P.-L., & Franta, B. (2021). Early warnings and emerging accountability : Total’s responses to global warming, 1971–2021. Global Environmental Change.
Claude Allègre et le climat : Retour sur un flagrant déni. (2018, décembre 21). Le Monde.fr.
Energy Technology Perspectives 2023 – Analysis. (2023). IEA.
Supran, G., Rahmstorf, S., & Oreskes, N. (2023). Assessing ExxonMobil’s global warming projections. Science.
Image par drpepperscott230 de Pixabay
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