Publié le 26 janvier 2023
Les actions en justice se multiplient contre les grandes entreprises au nom du devoir de vigilance. Mais quelle est au juste leur portée ? Et si le devoir de vigilance constituait une opportunité unique d’encadrer enfin la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ? C’est toute la question.
En 2017, la France devenait précurseure en matière de responsabilité juridique des entreprises en matière sociale et environnementale, en votant la loi n°2017-399, dite loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre. Cette loi oblige les grandes entreprises à élaborer un plan pour identifier et prévenir les atteintes aux droits de l’Homme, à l’environnement, ou encore à la santé sur leur chaîne de valeur. Concrètement, cela signifie que les entreprises ont désormais l’obligation de faire en sorte que leurs activités respectent vraiment les droits humains et les normes sociales et environnementales, et ce, non seulement en ce qui concerne leurs activités directes, mais aussi chez leurs fournisseurs et partenaires commerciaux.
Quelques années plus tard, on voit apparaître les premières actions juridiques contre des entreprises en vertu de ce principe du « devoir de vigilance ». Ainsi, en 2019, c’est Total qui est attaqué par un groupe d’ONG pour l’absence de plan de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre. Puis à nouveau pour l’absence de plan d’action visant à éviter les atteintes aux droits de l’Homme et au droit de l’environnement dans son projet en Ouganda. En 2023, c’est Danone, pour sa (non-)gestion du risque de pollution plastique.
Alors, qu’est-ce que change cette évolution juridique concrètement pour les entreprises ? Et pour leur responsabilité juridique ? Est-on en train de vivre le début d’un changement de paradigme juridique pour la responsabilité de l’entreprise ? On fait le point.
Comprendre le devoir de vigilance
Comme pour beaucoup de nouveaux principes juridiques, il est difficile de dire à priori avec précision ce que le devoir de vigilance va impliquer concrètement. La loi sur le devoir de vigilance se contente en effet d’instaurer un principe de responsabilité juridique qui oblige les entreprises à mettre en oeuvre un plan d’évaluation et de gestion des risques, mais c’est la jurisprudence qui déterminera les conditions d’application de ce principe.
Par exemple, une entreprise a l’obligation de mettre en oeuvre un plan de vigilance concernant les risques relatifs aux droits humains sur sa chaîne de valeur. Mais pour qu’elle soit sanctionnée en cas de manquement à cette obligation, il faut d’abord qu’elle soit mise en demeure par une partie prenante, puis qu’un juge soit saisi. C’est ensuite le juge qui déterminera une éventuelle sanction. D’autre part, si des entraves aux droits humains sont détectées sur sa chaîne de valeur, l’entreprise peut-être condamnée à payer des dommages compensatoires (au nom de sa responsabilité civile de droit commun pour faute, en vertu des articles 1240 et 1241 du Code civil). Mais il faut pour cela qu’un jugement soit prononcé et mette en évidence le lien entre le manquement à ses obligations de vigilance et le dommage créé. En d’autres termes, il faut être capable de prouver que le fait que l’entreprise n’ait pas mis en oeuvre son plan de vigilance a eu pour conséquence une atteinte aux droits humains qui aurait été, sinon, évitable ou évitée.
Une porte entrouverte vers une vraie responsabilité de l’entreprise
L’enjeu est donc complexe, mais les actions juridiques en cours laissent penser que le devoir de vigilance va progressivement s’installer comme un outil capable de matérialiser (enfin) juridiquement la responsabilité de l’entreprise.
Jusqu’à aujourd’hui, l’idée de responsabilité de l’entreprise (la RSE, en particulier) reposait sur une conception essentiellement volontariste de l’engagement des entreprises. Chaque entreprise décide (ou pas) de s’investir pour que soient respectés sur sa chaîne de valeur les normes environnementales ou sociales. Mais concrètement, elles ne sont pas contraintes juridiquement à s’engager pour ce qui ne relève pas stricto-sensu du droit. Rien n’oblige ainsi une entreprise à s’engager dans une trajectoire de réduction de ses impacts environnementaux, encore moins si cela ne touche pas directement ses activités en propre. Au sens strict, la « responsabilité » de l’entreprise n’en est pas une, puisqu’aucune obligation ou sanction ne contraint l’entreprise à rendre des comptes sur ses engagements. Or précisément, la « responsabilité », du latin respondere (répondre de ses actes) c’est l’obligation à rendre des comptes.
Avec le devoir de vigilance, une porte s’ouvre toutefois en ce sens. En effet, la loi, qui est en train d’être reprise dans certains pays européens et à l’échelle communautaire, instaure un « devoir » « d’identifier » et de « prévenir » les « atteintes graves » à l’environnement ou aux droits humains. Il s’agit donc bien d’un « devoir » et non plus d’une possibilité basée sur une approche volontariste. Et ce devoir est même adossé à un principe juridique, celui de la responsabilité civile. La loi met donc sur la table tous les ingrédients juridiques pour qu’une approche réglementaire de la responsabilité de l’entreprise se mette doucement en place.
Le devoir de vigilance : un outil juridique à la croisée des chemins
Alors, va-t-on bientôt voir des entreprises condamnées pour manquement à leur devoir de prévention des atteintes graves à l’environnement ou aux droits fondamentaux ? Sans doute pas tout de suite. D’abord, car il faudra démontrer le lien de causalité entre le manquement aux obligations de vigilance et le dommage. Or la loi n’instaure ici qu’une obligation de moyen, pas une obligation de résultat. En pratique, il n’est aujourd’hui obligatoire que d’avoir un plan d’identification et un plan de prévention, mais pas que ces plans soient efficaces, dans le sens où ils éviteraient toute atteinte ou tout dommage.
Mais en théorie, il est envisageable de démontrer qu’une insuffisance dans les moyens dédiés à un plan de vigilance peut être la cause d’une éventuelle atteinte grave au droit ou à l’environnement. Si une entreprise n’a pas mis suffisamment d’énergie, de moyens humains, techniques ou financiers pour identifier un risque, et qu’elle n’a pas mis en place un plan d’action suffisamment ambitieux pour prévenir ce risque, on peut arguer qu’elle en est responsable. Et elle devient donc en partie responsable de la réparation des dommages dans le cadre de sa responsabilité civile.
Pour qu’une telle jurisprudence émerge, il faudra toutefois que les étoiles s’alignent un peu. D’abord, il faudra que des parties-prenantes de l’entreprise fassent la démarche de lancer des actions en justice. C’est le rôle que sont en train de prendre les ONG et le monde associatif, qui prend de plus en plus l’initiative de lancer des actions judiciaires fondées sur le devoir de vigilance. Seulement, les moyens d’action de ces organisations sont limités, aussi bien humainement et financièrement que juridiquement. D’où l’intérêt pour les citoyens concernés de s’engager auprès des associations, et d’aider à leur financement, comme contre-pouvoir. En interne, cela peut-être également le rôle des lanceurs d’alerte, qui sont d’ailleurs (cela tombe bien) mieux protégés depuis la loi Sapin II de 2016. En tout état de cause, la loi précise que « toute personne justifiant d’un intérêt à agir » peut mettre en demeure une entreprise dans le cadre de son devoir de vigilance : syndicats, citoyens et communautés affectées, collectivité, etc. Autant d’acteurs qui se mobilisent de plus en plus,
Quelle nature juridique pour le devoir de vigilance ?
Ensuite, pour que le devoir de vigilance devienne un outil juridique fonctionnel pour encadre les pratiques des entreprises, il faudra que la jurisprudence mûrisse autour de ces contentieux nouveaux. D’ores et déjà, les contours des pratiques juridiques à ce sujet commencent à se dessiner, notamment en matière de compétence juridictionnelle.
La question de savoir qui juge les affaires dans le cadre du devoir de vigilance, était en effet fondamentale. Est-ce le tribunal de commerce, jugeant ainsi des affaires relevant du droit des sociétés, ou le tribunal judiciaire, élargissant ainsi symboliquement et effectivement la portée juridique des affaires relevant du devoir de vigilance ? Jusqu’à 2021, les tribunaux judiciaires avaient tendance à se déclarer incompétents dans ce type de litiges, à l’image du Tribunal Judiciaire de Nanterre qui a renvoyé l’affaire vers le Tribunal de Commerce dans l’affaire Total. Puis, un arrêt de la Cour de Cassation et une loi (L.211-21 du code de l’organisation judiciaire) ont clarifié l’affaire : le tribunal judiciaire de Paris connaît des actions relatives au devoir de vigilance.
Les prochains mois diront comment les juges choisiront de se saisir de ces affaires et quels principes juridiques seront mobilisés. Car pour l’instant, la loi sur le devoir de vigilance ne définit pas clairement ce qu’est « une vigilance raisonnable, » ou « une atteinte grave » aux droits fondamentaux ou à l’environnement. La jurisprudence est donc à construire, au carrefour des notions de préjudice écologique, ou encore des principes juridiques de la Charte de l’Environnement, etc. Mais dans ce domaine, certains juges ont tendance, doucement, à être de plus en plus ambitieux, comme le montrent les jugements sur « l’état de nécessité » face à l’urgence climatique. L’avenir dira donc comment seront jugées les affaires Danone, Total et autres, mais on peut espérer que la justice prenne progressivement sa responsabilité sur ce sujet. D’autant qu’un certain nombre de principes, qui ont valeur constitutionnelle via la Charte de l’Environnement et le reste du bloc de constitutionnalité, peuvent éclairer les décisions en matière environnementale ou sociale.
Une opportunitéunique d’encadrer la responsabilité de l’entreprise
Juridiquement, ces évolutions constituent en tout cas une opportunité unique d’encadrer la responsabilité des entreprises de manière plus forte et plus contraignante que dans le paradigme actuel d’une RSE simplement à la carte. Cela reviendrait, concrètement, à définir vraiment quelle est la responsabilité de l’entreprise, et quels comptes elle doit rendre en cas d’atteinte sociale ou environnementale.
On passerait alors d’un cadre volontariste à un cadre normatif, ce qui constitue un basculement important pour rendre enfin la RSE transformative. Symbole de ce basculement, la Commission Européenne, qui avait initialement défini la RSE au début des années 2000 comme « l’intégration volontaire par les entreprises des préoccupations sociales et écologiques », admet désormais dans sa proposition de directive communautaire sur le devoir de vigilance que « les mesures volontaires ne semblant pas avoir entraîné d’amélioration à grande échelle dans l’ensemble des secteurs ».
Pour les entreprises, le risque juridique est réel, et constitue donc un incitatif fort à se mettre rapidement en conformité. Concrètement, cela signifie qu’elles sont exposées au risque de poursuite (et par extension de condamnation) si elles poursuivent leur affaires commerciales sans plan d’action réel (« raisonnable » en tout cas) pour identifier et surtout prévenir les atteintes à l’environnement ou aux droits fondamentaux. Grâce au devoir de vigilance, la RSE entre enfin dans le droit positif. Et avec le projet de directive communautaire et l’engagement de plus en plus fort de la société civile sur ces sujets, il est probable que la contrainte se resserre.
En matière sociale et environnementale, pour les grandes entreprises, la fête est donc peut-être bientôt finie. En tout cas, on peut l’espérer.
Photo de Wesley Tingey sur Unsplash
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