Bonnet sur la tête, sourire franc, son blouson bleu sans manche bien rembourré enfilé par dessus sa cote grise, l’éleveuse m’accueille essoufflée. « Je viens de courir après un poulet qui ne voulait pas passer dans le bon parc. Pouf ! Ça donne chaud ! » Nous l’appellerons Nathalie pour assurer son anonymat, car vous en savez déjà trop : ses bêtes à plumes gambadent à l’air libre ; et c’est interdit ! La claustration des volailles fait partie des mesures qui visent à endiguer la propagation du virus de la grippe aviaire. Et ce n’est pas parce que les œufs et autres escalopes affichent toujours « élevés en plein air » dans les rayons des magasins que les volatiles ont mis le bec dehors… Pour l’éleveuse membre du collectif Sauve qui Poule, qui défend l’élevage plein air, c’est une aberration. Ce matin encore, dès l’ouverture des trappes du bâtiment, les gallinacées s’élancent en courant. « Ce sont des cous nus à patte jaune, une souche à croissance lente, et quand le temps est couvert et sans vent on les voit qui grattent l’herbe, mangent des insectes et vers de terre, c’est tout ça qui les rend résistantes », affirme l’éleveuse.
UN VIRUS ENCOURAGÉ PAR LES SYSTÈME INTENSIFS
La première fois que le virus H5N1 est apparu en France, c’était en 2006. Quarante-neuf cas sont identifiés chez sept espèces sauvages, et un seul élevage de dindes est infecté. Les oiseaux migrateurs risquaient d’apporter la maladie dans les élevages, d’où l’idée de claustration. Mais la grippe aviaire est revenue en 2008, 2016 et 2020, jusqu’à l’hécatombe de l’hiver 2021-2022. Cette année-là, 1378 cas ont été détectés en élevage, et 22 millions de volailles malades ou situées à proximité des foyers ont été tuées. Certains éleveurs ont dû couper eux-mêmes l’alimentation et la ventilation dans leurs bâtiments, en attendant la mort des animaux. Et face à la saturation du système d’équarrissage, plus de 20 % des cadavres ont été enfouis directement sur les sites d’élevage, sans sécurité pour la faune sauvage. Le rapport d’une mission parlementaire présenté à l’Assemblée nationale le 6 avril dernier s’inquiète des « possibles conséquences » de ces charniers sur la santé de la faune sauvage. La LPO (Ligue de protection des oiseaux) estime que l’été 2022 a vu disparaître entre 60 et 80 % de la population de Fous de Bassan. Ce qu’il s’est passé l’hiver dernier laisse à penser que l’épizootie est en passe de devenir endémique.
LES ÉLEVEURS Y LAISSENT DES PLUMES
Et le virus pourrait bien désormais circuler via nos routes que les camions empruntent pour apporter les aliments aux élevages, transporter les animaux vivants d’un endroit à l’autre, ou acheminer les équipes de salariés qui vont d’élevage en élevage ébecquer les canards et les ramasser avant l’envoi aux abattoirs… Après une enquête de terrain approfondie, le rapport parlementaire pointe la concentration des élevages intensifs et les flux qui en découlent comme « facteurs favorisant la circulation du virus et l’emballement de l’épizootie ». « Chez moi, les poussins arrivent à un jour et ne repartent que pour l’abattoir. Entre temps, ils sont quasiment entièrement nourris avec les céréales que je cultive et qu’un voisin fait sécher et mélange pour moi. Et dans chacune de mes cabanes : 400 poulets, alors qu’ils sont des milliers, voire des dizaines de milliers à touche-touche dans les bâtiments industriels », témoigne Nathalie. Sauve qui Poule a mené sa propre enquête. Aucune des cent fermes du réseau à avoir laissé toutes ses volailles dehors n’a été touchée.
Mais des plus petits aux plus gros élevages, l’administration ne fait pas de différence. Tous sont soumis aux abattages préventifs, confinements et autres mesures de biosécurité : « Les services vétérinaires misent tout sur l’hyper hygiénisation, avec pour objectif le risque zéro. Mais au final, même des couvoirs protégés par toutes ces mesures de biosécurité et de désinfection, avec douche à l’entrée du bâtiment et tenue spécifique, ont attrapé la grippe aviaire. Et nous, à côté, indemnes… de grippe aviaire en tout cas », constate Yohan, également membre du collectif.
Dans les réunions Sauve qui poule, on voit des éleveurs pleurer. Et parmi ceux qui ont respecté toutes les mesures sanitaires, certains frôlent la crise de nerfs. Il y a les aspects financiers : les indemnisations annoncées par l’État arrivent souvent tard, et les dossiers à remplir pour y accéder sont lourds. Mais aussi la pression administrative. Pour avoir le droit d’emmener ses animaux à l’abattoir, par exemple, il faut effectuer des tests et recevoir la visite d’un vétérinaire. Le nombre de volailles à tester est le même, que l’on fasse abattre 100 ou 10 000 bêtes. Aurélie fait de la vente directe et envoie des poulets chaque lundi matin à l’abattoir. « On nous impose des tests et une visite vétérinaire les dimanches ou lundis matins, facturée à notre nom, soit 1 000 euros au total. » De nombreux éleveurs refusent de payer ces factures, « c’est à l’État de les payer, pas à nous ». Si le conseil départemental des Deux-Sèvres prend une partie de la somme en charge, les voisins vendéens ont affaire aux cabinets de recouvrement des vétérinaires…
DÉSOBÉIR POUR RÉSISTER
« Pour laisser mes volailles dehors, j’ai déjà subi trois contrôles qui m’ont valu deux procès verbaux et 2000 euros d’amende », témoigne Nathalie. « Mais le plus difficile a été l’interdiction de remettre des poussins en place au plus fort de la pandémie. La ferme se vide. On t’enlève ton outil de travail. Et qu’est ce que tu as fait de mal ? Si on peut t’empêcher ça aujourd’hui, de quoi sera fait l’avenir ? Certains éleveurs arrêtent et je me suis posé la question… Je ne dormais plus, je cogitais tout le temps, j’étais en colère, mais contre tout le monde, je ne me reconnaissais plus. J’ai fait appel à la MSA pour avoir un soutien psychologique. Depuis toute petite, je veux élever des volailles, moi. Vingt ans que je suis installée, tout est construit, fonctionnel, payé. C’est maintenant que je peux en profiter ! » Ils sont plusieurs à avoir choisi la désobéissance. Comme des contrebandiers, à 2 heures du matin, ils sont allés chercher des poussins de manière illégale dans des zones où il était encore possible d’en produire. Et pour trouver un couvoir qui accepte de vendre des poussins de un jour à des éleveurs qui n’appartiennent pas à un groupement, il a fallu parcourir plusieurs centaines de kilomètres.
VIVRE AVEC LE VIRUS
Alors que la situation sanitaire s’améliore avec l’arrivée du printemps, les bâtiments ont peu à peu le droit de se remplir à nouveau. L’obligation de claustration pourrait être allégée sur certaines zones, voire levée… Mais risque fort de revenir à l’automne. Pour préparer la nouvelle vague attendue l’hiver prochain, l’Agence nationale de sécurité sanitaire recommande désormais la vaccination préventive, en priorisant les types d’élevage et espèces les plus sensibles. L’interprofession s’y refusait jusqu’ici car beaucoup de nos volailles sont exportées. Or, au-delà des frontières, au Japon ou en Arabie Saoudite qui raffolent de notre foie gras par exemple, les animaux vaccinés n’étaient pas acceptés car soupçonnés d’être porteurs sains. La vaccination – et son coût exorbitant – pourrait pourtant être ajoutée prochainement à la panoplie biosécuritaire.
Lueur d’espoir depuis que la Confédération paysanne a envahi la Direction générale de l’alimentation à Paris, en octobre dernier : le syndicat s’est vu accorder le droit de mettre en place et de suivre une expérimentation de deux ans sur la résilience des élevages plein air. Et puis, il y a le soutien des consommateurs. « Les clients en vente directe étaient vraiment contents de me revoir » sourit Nathalie. Dans les Amap et les cantines que je livre, je me sens soutenue, je peux expliquer ce qui se passe et ça fait du bien ! » De quoi redonner un peu de souffle à l’éleveuse pour courir à l’air libre, derrière
ses poulets rebelles.
Marie Gazeau
*Mission d’information sur la grippe aviaire et son impact sur les élevages, Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale. Co-rapporteurs : Philippe Bolo, (MoDem Maine-et-Loire) et Charles Fournier (Ecolo-Nupes, Indre-et-Loire).
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