Pour prévenir les risques liés à l’addiction et emmener les salariés affectés par des conduites addictives vers le soin, qu’est-il possible d’envisager ? La sensibilisation des équipes, la prise en compte de l’individu dans son individualité et une réflexion sur l’organisation du travail sont des pistes à creuser.
La pandémie de coronavirus a bousculé notre façon de vivre. Elle nous a demandé de porter un masque, de garder nos distances, de rester chez nous. Tous ces éléments ont eu un impact sur notre psyché, notre façon de travailler… Et les conduites et consommations qui étaient les nôtres. Lors de ses consultations, Corinne Dano, médecin du travail et addictologue, a observé deux cas de figure, évoqués lors d’un webinaire organisé par l’Anact et Addict’Aide le 17 juin 2021. Certains salariés, du fait de la mise à distance du travail, ont vu leur stress réduit et pu stabiliser leurs conduites addictives. D’autres, au contraire, ont aggravé leur addiction, à cause du sentiment d’isolement, de la peur de l’inconnu, du manque de prévisibilité ou d’un accès facilité aux substances sur le lieu privé.
30 % des 4000 salariés interrogés pour les besoins d’une étude sur les conduites addictives pendant la crise ont augmenté leur consommation de tabac. La même proportion a augmenté l’usage de cigarette électronique et 20 % la consommation de médicaments psychotropes ou de cannabis. Et ce n’est pas sans impact sur le travail. « Penser que ce qu’il se passe après le travail ne nous concerne pas est une erreur« , affirme le psychiatre addictologue Amine Benyamina. L’origine de l’addiction est, certes, multifactorielle, parfois personnelle. Mais les bénéfices que l’on peut tirer du traitement des conduites addictives en entreprise, qui passe par l’identification d’organisations de travail potentiellement dysfonctionnelles, concerneront l’ensemble des salariés : ce n’est pas uniquement au bénéfice de celui qui consomme.
À l’heure de la reprise, qui peut rimer avec retour des transports, des situations conflictuelles ou des difficultés d’équipe, il est primordial de redoubler de vigilance en matière de comportements addictifs. Mais comment ?
La difficulté, avec la question de l’addictologie, tient souvent au fait que les individus concernés ne demandent pas d’aide – évoquer cette question dans le cadre professionnel pourrait, pour certains, exposer au danger de perdre leur travail. Corinne Dano préconise d’opter pour une double approche. Première idée : il faut se dire que le salarié n’a peut-être pas encore totalement pris conscience de son problème. Le but donc, n’est pas de pointer l’addiction, mais de mettre en évidence les conséquences qu’elle peut avoir sur le travail. La nuance est importante : « on ne traite pas de la maladie, mais de la conduite de la personne et de ses impacts. Sinon, il s’agit d’une question individuelle, qui sort du champ du travail« , complète Patrick Issartelle, responsable grands projets à l’Anact,.
La deuxième approche passe par la formation des encadrants de proximité, des managers, de la direction des ressources humaines. « L’objectif, avec quelqu’un qui a un problème d’addiction, n’est pas d’obtenir des aveux« , rappelle Corinne Dano. Il y a plusieurs manières d’aborder la question, et pas de chemin type : « c’est une stratégie pour emmener les salariés vers le soin, pas un sanction« , insiste Amine Benyamina. Mais la sensibilisation des équipes doit entrer dans les entreprises pour démystifier le sujet, et aborder cette thématique parmi les autres enjeux de santé au travail. Cela suppose d’avoir de l’empathie, de la bienveillance, pour que les personnes concernées se sentent en confiance.
Tout le monde doit donc pouvoir bénéficier des mêmes informations. La formation idéale est horizontale, car, pour Amine Benyamina, c’est « l’esprit d’équipe qui augmente la capacité de confiance et d’empathie en cas de problème« . Accepter d’en parler, c’est aussi, pourquoi pas, mettre un mot dans le réglement intérieur. Et inscrire le risque dans le document unique ? Certes, les conduites addictives peuvent être considérées comme causées par des facteurs extraprofessionnels, mais « il faut toujours se poser la question, soit par l’intermédiaire de la disponibilité des substances, ou des facteurs de risques« , analyse Corinne Dano. Pour Patrick Issartelle, le risque lié aux addictions devrait être intégré dans le document unique à partir du moment où il est identifié. Mais c’est un processus de long cours, car « le travail d’acculturation au fait que le risque lié aux addictions est un risque professionnel comme les autres prend du temps« , concède-t-il.
Le point positif, observe Patrick Issartelle, c’est que la philosophie a changé : « un mouvement est en train de se construire. On a longtemps été dans le « soigner et punir ». Aujourd’hui, on est davantage dans le « réduire et prévenir »« . Il faut, désormais, mettre en place des stratégies pour adéquation avec ce paradigme. Le travail n’est pas un lieu de punition, mais d’émancipation, rappelle Amine Benyamina. Or, « sans tout faire peser sur l’entreprise – qui peut avoir tout essayé pour « faire les choses bien » –, les choses ont été chamboulées avec la crise« . Certains déterminants à l’origine des consommations addictives peuvent avoir une origine professionnelle. D’où l’importance, pour l’addictologue, d’identifier les modalités d’organisation du travail qui conduisent à ces situations. Car, affirme Corinne Dano, « le travail est plutôt protecteur vis-à-vis des conduites addictives lorsqu’il se passe bien et qu’il sait s’adapter« .
Le tout, selon Amine Benyamina, est d’analyser. Certains réclamaient le télétravail, en ont vu les limites, et veulent revenir sur site. D’autres veulent continuer de bénéficier de la liberté qu’il offre. Pour le spécialiste, c’est le dosage des deux qui peut permettre l’épanouissement des salariés : le modèle qu’il imagine s’imposer à nous, c’est un modèle à la carte, un modèle hybride.
Il est important, selon lui, que chaque entreprise fasse son propre diagnostic, outil de travail par outil de travail, salarié par salarié. Les managers doivent répondre clairement aux attentes des travailleurs et organiser la présence sur place, ou non, en fonction des profils. Amine Benyamina invite à prendre en compte l’individu dans son individualité : ses contraintes personnelles, familiales, l’éloignement de son lieu de vie. Bref, « il faut réinventer un modèle, mais qui ne doit pas s’imposer à tout le monde« . Et garder en tête la finalité de la prévention : en protégeant les salariés, on protège l’entreprise, et donc, à nouveau, les salariés.
Source : actuEL HSE – Editions Législatives
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